De Bolsonaro à Lula, la lutte des peuples autochtones du Brésil continue

De Bolsonaro à Lula, la lutte des peuples autochtones du Brésil continue : un entretien auprès de Delphine Fabbri Lawson à partir de la situation de la communauté du Pajé Mbya Guarani Tupa Nunes

Par Delphine Fabbri Lawson* et Leslie Cloud**

Il s’agit ici du résumé d’un entretien mené le 26 septembre 2023 par Leslie Cloud avec Delphine Fabbri Lawson. 

Cet entretien s’inscrit dans une série d’entretiens menés auprès du Pajé Mbya Guarani Tupa Nunes et de Delphine Fabbri Lawson. Cette dernière a par ailleurs rapporté pour le compte de la Chaire des photographies et des vidéos prises dans le cadre de l’Acampamento Terra Livre d’avril 2022, sous la présidence de J. Bolsonaro. Une vidéo montée à partir de ces images et de ces vidéos illustre cet évènement auquel le président Lula, alors candidat, avait participé.

Le rôle et les défis du Pajé et lider politique Mbya Guarani, Tupa Nunes

A l’occasion de notre précédent entretien, Tupa Nunes, Pajé Mbya Guarani et dirigeant politique nous parlait de ses luttes en tant que responsable de la Commission Guarani Yvyrupa (Comissão Guarani Yvyrupa (CGY) pour l’Etat de Rio de Janeiro. 

Comme il l’expliquait déjà à cette occasion, cette Commission était devenue plus que nécessaire sous le mandat de l’ex Président Bolsonaro, avec une FUNAI affaiblie et la multiplication des attaques portées aux droits aux terres autochtones. Six mois avant l’investiture du Président Lula, le Pajé Tupa Nunes avait été sollicité pour exercer des fonctions de représentant au sein de la FUNAI mais des questions budgétaires semblent avoir mis fin à cette proposition. 

Il poursuit aujourd’hui ses activités de défense des droits des Peuples Autochtones et notamment Guarani, au sein de la Commission mais aussi dans le cadre de rencontres nationales et internationales. En juin dernier, il a initié des actions auprès du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU afin que des actions soient prises dans le cadre du conflit territorial qui oppose sa communauté au grand complexe immobilier et touristique, Marey (voir les paragraphes suivants). En représentation de leur fils mineur, Vera Xunu, qui jouit également de la nationalité française, il a porté plainte en France au nom de son peuple, pour menaces de morts, contre l’entreprise espagnole Maraey (Cetya/IDB Brasil) et des démarches sont actuellement menées au niveau européen.  Dernièrement, il a enfin a été sollicité par la Commission Guarani pour les représenter à la COP 28 de Dubaï. Bien qu’il ait été initialement été motivé pour représenter les intérêts et les droits des peuples autochtones dans cette instance, il réfléchit encore à sa participation dans cette localité pour des raisons éthiques. Il espère par ailleurs que la dignité des représentants autochtones qui participeront à cette nouvelle COP seront respectés. A cet égard, Delphine Fabbri Lawson rappelle qu’à l’occasion de la précédente COP déroulée en Egypte, des représentants autochtones du Brésil avaient témoigné avoir été victimes d’insultes et d’actes de violence au cours de leur participation.

En parallèle à ses actions de défense des Territoires et des droits des Peuples Autochtones, il exerce au quotidien ses missions en tant que leader spirituel auprès de sa communauté mais aussi auprès et avec des peuples des autres terres. Dans ce contexte, il va séjourner plusieurs mois dès cet automne en France pour « reforester les corps et les esprits », pour le bienêtre des terres et des générations futures

Le territoire de la communauté autochtone « da Terra Indígena Tekoa Ka’aguy Hovy Porã » : les présidents changent mais les menacent persistent

A l’occasion de nos précédents entretiens des 7 juin 2022 et 15 juillet 2022 avec Delphine Fabbri Lawson, le Pajé Tupa Nunes avait notamment évoqué le conflit qui oppose sa communauté, la Comunidade Indígena da Terra Indígena Tekoa Ka’aguy Hovy Porã du municipio de Maricá au grand complexe immobilier et de tourisme « Maraey », nom sacré Guarani qui signifie « Terre bénie, Terre sans mal » et qui se prévaut de greenwahsing! Il expliquait alors qu’avant de s’installer sur ces terres, sa communauté avait été expulsée de ses terres situées à Camboinhas, à une centaine de kilomètres de Maricá, après avoir été victime en juillet 2008 de l’incendie criminel de son village. Dans ce contexte, sur invitation de Washington Quaquá, alors préfet de Maricá, sa communauté s’était installée sur les terres de Maricá, terres autochtones situées sur une aire de protection environnementale municipale (Área de Proteção Ambiental municipal (APA)), auparavant habitées par les Tupinamba. Comme le souligne Mme Fabbri Lawson, il s’agissait alors pour la communauté du Pajé Tupa Nunes, de récupérer et restaurer des terres autochtones et de les rendre de nouveau fertiles.  

La construction du plus grand complexe immobilier et touristique du Brésil sur leurs Terres sans leur consentement libre, préalable et éclairé

Bien que leur arrivée sur cette terre répondait à l’invitation de l’ancien Préfet de Maricá, ce dernier, aujourd’hui député, a cependant autorisé la construction d’un complexe touristique sur ces mêmes terres, situées sur une aire de protection environnementale. Depuis les début des travaux, les membres de la communauté du Pajé Tupa Nunes tentent vainement le dialogue. Ils déplorent par ailleurs la violation par les institutions administratives et politiques de leur droit à la consultation et au consentement libre préalable et éclairé prévu par la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux, ratifiée par le Brésil. 

La destruction de leur espace de vie

Non seulement ce projet touristique porte atteinte à leur droit au territoire mais par ailleurs, les avancées actuelles des travaux ont causé d’irrémédiables destructions sur des lieux de vie stratégiques et d’importance existentielle pour sa communauté, les privant de l’exercice d’activités culturelles, spirituelles, économiques et de subsistance : Le chemin d’accès a été agrandi en grande route pour faciliter le passage des camions et des machines nécessaires aux constructions, leur cimetière a été détruit tout comme une partie des forêts. L’accès à leurs terres de chasse a été bloqué tandis que les eaux du lacs sont tellement polluées par les travaux que la pêche représente aujourd’hui un danger pour leur santé. Dans ce contexte, sa communauté dépend aujourd’hui de donations pour s’alimenter et demeure encore sans accès à l’eau potable. Si des camions citernes les approvisionnaient en eau, ils ont par la suite découvert que cette eau était non traitée, engendrant toute sortes de maladies gastrites.

Les actions en justice pour arrêter le projet

Deux actions en justice menées ont permis de suspendre la poursuite des travaux du complexe bien que dans sa communication, le complexe immobilier et de tourisme poursuit sa promotion sur les scènes nationale et internationale où il reçoit par ailleurs des prix comme les Americas Property Awards 2022-2023, malgré les violations des droits humains dont il est à l’origine. Bien qu’une précédente décision du Tribunal Supérieur de Justice de l’Etat de Rio de Janeiro avait sollicité la suspension des autorisations environnementales délivrées ainsi que l’interruption des travaux, sur pression des élus politiques locaux, les travaux avaient repris en avril 2023. Le Tribunal Supérieur de Justice a rendu en mai 2023 une nouvelle décision demandant la suspension des travaux.  La communauté espère ainsi que cette fois cette décision sera respectée. 

La retomada des Terres

En parallèle, en attendant la poursuite du processus de démarcation des terres de leurs communauté qui se trouve à une étape initiale, la communauté cherche par tous les moyens la préservation de ses terres mais aussi un nouvel espace de vie. A cette fin, le Ministère des Peuples Autochtones a proposé la reconnaissance de leur territoire en tant que réserve autochtone. La communauté de Tupa Nunes vient également d’adopter une nouvelle stratégie de retomada, consistant à occuper de nouvelles terres autours du lac et d’y construire un nouveau village. Ils sont ainsi en train de reconstruire, de couper des bambous pour édifier les Oca

Les effets dévastateurs du changement climatique à Maricá

La communauté faits face aux effets du changement climatique : pluies violentes, grands écarts de températures, tornades, diminutions de la quantité de poissons, arbres déracinés, cultures de maïs gâchées. Des pluies diluviennes ont saccagé les maisons, l’habitat traditionnel, n’étant par ailleurs pas adapté aux changements climatiques actuels. Alors qu’ils reconstruisent un nouveau village autours du lac, ils réfléchissent aujourd’hui à l’adaptation de leur habitat en construisant de plus en plus de maisons dans les arbres, en cherchant à adapter les plantations. Delphine Fabbri Lawson rappelle enfin que des toits en paille de leur village ont pris feu et que les Guarani annoncent que la Terre va elle-même prendre feu.

Lula et les peuples autochtones, des avancées importantes mais freinées par l’agro-business et les Bolsonaristes 

Tout en soulignant que cela ne fait que quelques mois que le Président Lula a pris ses fonctions, Delphine Fabbri Lawson reconnait des avancées importantes telles que la création d’un Ministère des Peuples Autochtones et l’adoption de nouvelles démarcations. Il a notamment pris des mesures pour répondre à la situation d’urgence des Yanomani. Elle observe aussi que désormais les entreprises coupables ou complices de l’assassinat d’autochtones en toute impunité et qui se sentaient soutenues par l’ancien président Bolsonaro ne peuvent plus agir si ouvertement qu’auparavant même si elles continuent de violer les droits des peuples autochtones. Elle déplore également le poids des lobbies qui s’opposent aux démarcations des terres autochtones en soutien à la thèse du « Cadre Temporel » (Marco Temporal), selon lequel, les terres occupées par les Peuples Autochtones avant la Constitution de 1988 ne peuvent pas être démarquées.  

Les graves menaces qui pèsent sur les Terres Autochtones et leurs Défenseurs

Elle signale ainsi que la situation des peuples autochtones au Brésil demeure alarmante. Les anciens Bolsonaristes sont nombreux au Sénat et la communauté évangéliste continue de jouir de beaucoup d’influence, ce qui peut se manifester aux prochaines élections. 

Delphine Fabbri Lawson, qui travaille également depuis plusieurs années avec les Guajarara, alerte en particulier sur leur situation. Gardiens de la Forêt, ces dernier constituent un groupe de 120 défenseurs qui protègent les 413 000 has de la Terre Indigène (Terra Indigena) d’Arariboia où habitent environ 12 000 autochtones des Peuples Guajajara, Awa-Guaja et Awa, le peuple Awa étant un peuple isolé. Alors que ces Gardiens de la Forêt luttent contre les crimes environnementaux commis dans leur localité, pour la plupart, par des bucherons illégaux, ils sont les principales victimes de meurtres de cette région, en toute impunité. 

La portée de la décision de la Cour Suprême du Brésil sur le Cadre Temporel (Marco Temporal).

Le 21 septembre 2023, la décision de la Cour Suprême du Brésil (Supremo Tribunal Federal), qui rejette à la majorité (neuf des onze magistrats), la thèse du « Cadre Temporel » qu’elle déclare inconstitutionnelle, a été présentée comme la victoire des Peuples Autochtones du Brésil contre l’Agro-business. Il s’agit en réalité d’une victoire, sur une route semée d’embuches contre le Génocide des Peuples Autochtones et pour leur droit à la Vie sur leurs Terres. A l’annonce de la décision, Delphine Fabbri Lawson explique que des représentants de Peuples Autochtones lui ont confié accueillir cette décision avec sagesse. Leur expérience historique de violations de leurs droits humains les amènent à appeler à la poursuite de la résistance et à ne pas diminuer la vigilance sur leurs droits aux Terres. Ils espèrent que cette décision sera mise en œuvre.  Mais ils voient aussi cette décision comme un message d’espoir pour les autres Peuples Autochtones de la Terre, qui crée une résonnance pour que partout les Peuples Autochtones poursuivent leur combat pour la reconnaissance des Terres et des Territoires autochtones. 

La réaction du camp Bolsonaro ne s’est pas faite attendre. Quelques jours après la diffusion du sens de la décision de la Cour Suprême, le 28 septembre 2023, à 43 voix contre 21, le Sénat a adopté le projet de loi PL 2903 sur le « Cadre Temporel », pourtant jugé inconstitutionnel par la Cour Suprême quelques jours auparavant. 

Une jeunesse autochtone en mal-être

Invitée à s’exprimer sur la situation de la jeunesse autochtone, Delphine Fabbri Lawson alerte sur l’important taux de suicide des jeunes autochtones qui se sentent rejetés par les non autochtones, et ne voient pas d’avenir dans les villages où ils ne peuvent notamment pas étudier au-delà du primaire et où leurs droits aux Terres ne sont pas reconnus. 

Pour approfondir les questions abordées dans cet entretien, nous renvoyons aux publications et vidéos suivantes : 

ZELIC, Marcelo; ZEMA, Ana Catarina; MOREIRA, Elaine (Orgs.). Genocídio indígena e políticas integracionistas: demarcando a escrita no campo da memória. 1. ed. São Paulo: Instituto de Pesquisas Relacionais, 2021. 176 p.

* Delphine Fabbri Lawson est une artiste visuelle franco-italo-anglaise engagée depuis plusieurs décennies pour la défense des droits des Peuples Autochtones et de la Terre, diplômée en arts visuels (photographie, vidéo, cinéma) et design de Grenoble et de Milan, en Sciences Politiques et en hypnose Ericksonienne. Ses formations lui permettent aujourd’hui de conjuguer les arts, l’ancestralité autochtone et l’hypnose, notamment avec son époux, le Pajé (chaman) Guaranis Tupa Nunes et son fils Guaránis Vera Xunu. Elle développe une approche de la pratique chamanique Guaránis avec la pratique en hypnose Ericksonienne.

** Leslie Cloud est juriste-chercheure spécialisée en droits des Peuples Autochtones. De février 2022 à juin 2023, elle a été responsable scientifique de la ligne Peuples Autochtones de la Chaire d’excellence CNRS Normandie pour la Paix.

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