Entretien avec Deskaheh Steve Jacobs (Nation Cayuga), sur le centenaire de la venue de Deskaheh Levi General à Genève, sur le fonctionnement de la Confédération, son rôle et ses responsabilités en tant que Deskaheh et son message pour les nouvelles générations.
Par Leslie Cloud
Retrouvez ici les principaux extraits de l’entretien filmé mené le 19 juillet 2023 à Genève, dans l’enceinte de l’ONU avec Deskaheh Steve Jacobs (Nation Cayuga) à l’occasion de la célébration du centenaire de la venue de Deskaheh Levi General à la Société des Nations (SDN) en 1923.*
Leslie Cloud (L.C.) : « Bonjour Deskaheh Steve Jacobs. Nous vous remercions pour votre disponibilité. C’est un honneur de mener cet entretien avec vous. Pourriez-vous vous présenter et nous préciser l’origine du titre Dekaheh et sa signification ? »
Deskaheh Steve Jacobs (D.S.J.) : « J’ai deux noms ; mon nom de la Longhouse et mon nom anglais. Mon titre est Deskaheh et mon nom anglais est Steve Jacobs. Deskaheh se traduit par « plus de 11 ». Son origine remonte à celle de la Grande Loi quand le Peacemaker a approché certains individus pour les investir en tant que chefs. Et quand il s’est approché de cet homme (le futur Deskaheh), il lui a demandé combien de personnes étaient derrière lui. Et il lui a expliqué qu’il y en avait plus de 11. Deskaheh signifie ainsi « plus de onze ». Le titre de Deskaheh a donc été créé au moment de la création de la Confédération Haudenosaunee des cinq Nations avec les Nations onondaga, mohawk, seneca, oneida et Cayuga. (…) Il y a environ 1000 ans. (…)
(…) Je suis le 4ème Deskaheh. Deskaheh Levi General décédé en 1925 a été en poste pendant huit ans ; lui a succédé son frère Alexander Jack General qui a été Deskaheh pendant quarante ans, puis mon oncle Harvey Longboat senior, qui a accompli cette fonction pendant trente et un an. Et moi aujourd’hui. Il s’agit de ma vingt et unième année. (…) Deskaheh a toujours appartenu au clan des ours de la Nation Cayuga. »
L.C. Quelles sont vos responsabilités au sein de la Confédération en tant que Deskaheh ?
D. S. J. : « Il y a 50 chefs et nous sommes tous égaux ; nous avons tous les mêmes pouvoirs mais certains ont des responsabilités différentes au sein de la Confédération, au sein du Grand Conseil. Par exemple, au sein du grand conseil, le Fire Keepers est chargé de s’assurer du maintien de l’agenda prévu. Le Chef Tadohaho a quant à lui la responsabilité d’être à Onondaga. Si quelqu’un pense qu’un sujet doit être considéré par le Grand Conseil, il s’adresse au Tadohaho. Chacun a des responsabilités différentes au sein du Grand Conseil et personne n’a plus d’autorités que l’autre. Au sein du Grand Conseil, les décisions se prennent par consensus.
Au-delà des responsabilités politiques, nous avons des responsabilités religieuses. Chaque année, nous devons nous assurer de la tenue des cérémonies religieuses, de la bonne pratique de notre religion. C’est pour cela que la plupart des chefs ont quatre personnes avec lui : une mère de clan, deux faithkeepers (un homme et une femme) et un assistant. Si je ne peux pas accomplir une certaine fonction, mon assistant devient alors mes yeux et mes oreilles. Il me rapporte ensuite ce qu’il s’est passé durant la rencontre ou l’évènement auquel il s’est rendu. »
L.C. : Comment sont les relations aujourd’hui entre la Confédération, le Canada, les Etats-Unis et les Nations Unies ?
D. S. J. : « Je dirais que nous ne sommes pas respectés. C’est pour cela que Levi General se battait déjà en 1923 quand il est venu ici pour y présenter notre situation. Depuis, il y a eu quelques avancées avec le Canada et les Etats-Unis mais pas celles que nous souhaitions. J’aimerais qu’il y ait plus d’avancées mais cela viendra avec le temps. Les Etats-Unis et le Canada ont adopté de nouvelles lois pour nous permettre de traverser cette ligne imaginaire entre le Canada et les Etats unis. C’est une bonne chose qu’il travaillent avec nous sur ce sujet parce que nous avons des familles des deux côtés de cette ligne imaginaire et cela perturbe vraiment ces familles. Le territoire mohawk chevauche les États-Unis, l’Ontario et le Québec, donc il y a trois frontières dans cette seule communauté et ils rencontrent des difficultés tous les jours, vous savez. Cependant, certaines choses sont positives, vous savez. Nous pouvons aujourd’hui traverser cette frontière avec nos propres cartes d’identité. Donc il y a eu certaines choses qui ont été positives, vous savez. Par contre, c’est toujours aussi compliqué de voyager avec notre passeport. Nous ne voyageons pas avec un passeport canadien ou américain. Nous n’en voulons pas car il s’agit de dire qui nous sommes. (…)
(…) L’Organisation des Nations Unies veut que nous ayons un statut d’ONG mais ne nous sommes pas une ONG. Nous sommes un gouvernement, nous sommes un Peuple et nous avons nos lois, nos traditions et notre langue. Alors accepter d’intervenir aux Nations Unies en tant qu’ONG serait ridicule. Ce n’est pas justice. Il s’agit d’être souverain et de dire qui nous sommes. »
L.C. : La Confédération et en particulier Deskaheh Levi General ont entretenu des relations privilégiées avec la ville de Genève, pouvez-vous nous en dire plus sur ces relations ?
D. S. J. « Quand Deskaheh est venu ici, il y a 100 ans, les citoyens et la ville de Genève l’ont accueilli et ils lui offert ce lieu pour qu’il puisse prononcer le discours qu’il voulait faire à la Société des Nations. Une amitié est née à ce moment-là pour les Haudenosaunee. Nous sommes ensuite revenus en 1977 et nous avons de nouveau été accueillis à la mairie de Genève. L’histoire orale raconte que lors de la venue de Deskaheh, un petit garçon tirait sur ses vêtements. Un adulte a tenté d’éloigner le petit garçon mais Deskaheh Levi General s’y est opposé et a pris le temps de lui parler, de lui expliquer qui il était. Selon cette histoire, en 1977, quand une délégation Haudenosaunee est revenue à Genève, le maire de l’époque était ce petit garçon. Il y a donc un lien entre la mairie de Genève et la Confédération. Et puis en 1997, une cérémonie a été organisée par la Mairie de Genève pour les Haudenosaunee présents. En 2019 quand je suis venu ici, nous avons visité la ville. Kenneth (Kenneth Deer, Nation Mohawk de Kahnawake) m’a annoncé que nous allions avoir une réunion avec le Maire et m’a demandé ce que nous allions lui demander. J’ai répondu que nous devions commémorer l’anniversaire des 100 ans. »
L.C. Pourriez-vous nous expliquer comment vous êtes devenu Deskaheh ?
D. S. J. : « Les mères de clan décident qui va accomplir cette fonction. La décision revient au clan. Toute la famille est concernée mais c’est la mère de clan qui décide en dernier ressort qui va occuper cette fonction. Donc les mères préparent tous les enfants car on ne sait jamais où leurs pas vont les mener. On ne détermine pas, je suppose que c’est le destin. C’est le destin, vous savez. Et quand les enfants deviennent plus âgés, on voit en quelque sorte quel est leur chemin. Avant le décès de mon oncle Deskaheh, j’étais son assistant. Donc vous savez, ils étaient en train de me préparer pour ce poste. (…) Ils vous observent toujours, pas tous les anciens mais certains. Si la mère de clan vous choisit, alors, le clan se réunit et prend la décision. Une fois le choix approuvé par la Nation Cayuga, la décision est soumise aux « frères cadets », les Cayuga, Oneida et Tuscaroras. Une fois approuvée par ce groupe, la décision revient aux « frères aînés », les Onondaga, Seneca et Mohawk. A ensuite lieu une cérémonie dite de condoléance, que nous appelons cérémonie d’élévation et alors, les « frères ainés » se prononcent. La décision doit être approuvée par consensus. Tout le monde doit être d’accord. (…)
(…) Vous savez, le titre de Desakheh n’est pas un prestige. Ce n’est pas une quête. Cela signifie plus de responsabilités, plus de travail. C’est difficile car tout le monde devient votre famille. Et vous devez vous préoccuper de chacun. (Deskaheh Steve Jacobs s’émeut) Parfois tu es éloigné de ta famille immédiate. Je me demande vraiment qui voudrait avoir un rôle comme celui-ci. »
L. C. : Enfin, quelles sont vos préoccupations en tant que Deskaheh et quel serait votre message pour les générations à venir ?
D. S. J. : « J’ai beaucoup de préoccupations, d’inquiétudes. (…) Nous devons prendre en considération la Terre-mère, nous devons prendre en compte comment nous allons être touchés par ce qui se passe. Certaines personnes parlent de sept générations mais je ne pense pas qu’il faille se limiter à un nombre de générations. (…) C’est pour cela que chaque jour nous rendons grâce. Je le fais pour remercier pour ce qui nous a été donné car un jour tout va disparaître. J’essaie de prendre mes décisions en fonction de cela et de m’occuper de ce qui est à venir. (…)
(…) Aux futures générations, je leur parlerai de la Grande Loi de la Paix. Les quatre racines évoluent dans chacune des quatre directions. Et si quelqu’un est veut bénéficier de la protection de la Loi de la Paix, il doit suivre l’une de ces racines. Et ainsi, il est possible de trouver de la protection sous l’arbre et la Confédération. Je dis de ne jamais abandonner. On est venus ici il y a 100 ans et on continue de se battre. Nous honorons ceux qui étaient là avant nous et nous continuons de nous battre pour nos droits en tant que Peuple souverain. Je pense que nous devons observer la loi de la Terre-mère. »
* Il s’agit de la retranscription d’un entretien mené en anglais dont nous avons réalisé la traduction. Nous espérons avoir retranscrit le plus fidèlement possible les propos de notre interlocuteur. Par soucis d’exactitude, certains termes ont été laissés dans leur version originale en anglais. Je remercie Deskaheh Steve Jacobs pour la révision attentive de la version en anglais de cette retranscription.