Alors que les juridictions internationales étaient jusque-là tenues à l’écart des questions climatiques, l’actualité récente prouve que nous sommes à l’aune d’un basculement. Trois procédures pour obtenir des avis consultatifs ont été lancées auprès du Tribunal international du droit de la mer le 12 décembre 2022, de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme le 9 janvier 2023 et enfin de la Cour internationale de Justice le 29 mars 2023. Leur but : clarifier les obligations des États au regard du droit international en vigueur concernant la lutte contre le changement climatique.
Ce lundi 11 septembre, premier jour des audiences publiques devant le tribunal international du droit de la mer (TIDM, ITLOS en anglais), ouvre ainsi « le premier chapitre » de ce moment historique. La COSIS, Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international, collectif de pays à faibles émissions mais très vulnérables aux impacts du changement climatique, a lancé une procédure d’avis consultatif visant à clarifier, face aux conséquences et à l’urgence du dérèglement climatique, les obligations juridiques des États parties à la Convention de Montego Bay, texte fondateur dans la protection des milieux marins.
En tant que requérant, la COSIS disposait d’un temps d’audience relativement long s’étendant jusqu’à mardi en fin d’après-midi. Les différentes prises de parole de ces deux jours ont ainsi soulevé des enjeux divers et insisté sur des arguments forts sur lesquels il convient de revenir.
Une responsabilité historique pour le TIDM
Les différentes prises de parole ont largement insisté sur la responsabilité historique donnée au Tribunal international du droit de la mer. L’urgence et la gravité de la situation exigent une réponse particulièrement attendue par la communauté internationale sur les obligations juridiques des Etats parties à la Convention pour protéger le milieu marin des effets néfastes du changement climatique.
C’est le TIDM qui donnera notamment le ton pour les avis consultatifs à venir, comme le rappelle ainsi le procureur général du Vanuatu : « La demande d’avis consultatif devant la Cour internationale de justice est distincte de la demande que ce tribunal doit maintenant examiner, mais elle est également complémentaire. Le TIDM étant le premier à se prononcer, il établira un précédent qui déterminera la suite des événements ». La conclusion du professeur Vaughan Lowe reprend notamment une décision récente de la Cour internationale de Justice, une façon d’initier le dialogue des juges et d’indiquer à la CIJ et au TIDM l’importance de cohérence entre les deux avis à venir.
Moment d’autant plus significatif car la convention de Montego Bay, aussi appelée Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, revêt une importance particulière pour le droit international de l’environnement témoignant pour la première fois lors de son adoption de la capacité des Etats à s’accorder sur la protection d’un espace qui n’était alors soumis à aucune réglementation.
Toutefois, en conclusion, le Professeur Vaughan Lowe s’est efforcé de rappeler le rôle attendu du tribunal dans un contexte particulièrement brûlant. « Le rôle des hommes et femmes de la loi est de dire honnêtement et clairement ce qu’est la loi. Le tribunal ne peut pas physiquement contraindre les Etats à faire les choses conformément à leurs obligations légales, mais ils et elles peuvent et doivent dire quelles sont ces obligations ».
L’importance de cet avis (et des avis qui suivront) dépasse la nécessaire protection de l’environnement, elle s’inscrit bien plus profondément dans le nature même du droit international et dans la préservation de l’ordre mondial. « Si chaque État est libre de décider ce que ses promesses signifient réellement, […], la confiance et la prévisibilité dont dépendent les lois internationales disparaîtront. ».
Aller au-delà des évidences, un appel à la clarification
L’un des messages forts traversant l’ensemble des prises de parole est la demande de précisions et de clarifications quant aux obligations concrètes des États.
Comme le résume parfaitement l’ambassadeur Eden Charles, « nous savons tous lire ». Oui l’article 192 impose de « protéger et préserver l’environnement marin » mais que cela impose-t-il concrètement et à qui ? C’est ce qui est demandé par la COSIS au tribunal, d’interpréter à partir du texte de la Convention et à la lumière des avancées scientifiques, quelles sont les obligations concrètes qui s’exercent au titre de la convention aux États parties dans le contexte du changement climatique. Il a notamment été rappelé que ce besoin crucial de clarification sur les obligations du droit international est non seulement nécessaire mais aussi partagé par l’ensemble de la communauté internationale qui a demandé par consensus, lors d’un vote à l’Assemblée Générale des Nations Unies, un avis consultatif similaire auprès de la Cour Internationale de Justice.
Focus important sur les générations futures
Les générations futures ont pris une place importante lors des deux premiers jours d’audience. Stratégiquement évoquées à la suite des propos introductifs dans le puissant discours de Naima Te Maile Fifita et de nouveau présentes juste avant la conclusion finale dans le plaidoyer de Zachary Phillips, l’évocation des générations futures a permis d’insister vitalement sur les menace existentielles qui pèsent sur les petits Etats insulaires mais aussi sur l’ensemble de l’humanité, rappelant notre tragique destiné commune.
Ces deux jeunes de Tuvalu et d’Antigua & Barbuda ont rattaché leurs argumentations respectives aux témoignages personnels de leurs vies permettant aux juges d’entrevoir les conséquences du changement climatique menaçant l’avenir et les générations futures. Naima Te Maile Fifita insiste « Ce sont les générations futures qui devront vivre avec les conséquences des choix qui sont posés aujourd’hui et qui se souviendront de l’héritage de ce tribunal. »
Tenir compte des vulnérabilités spécifiques des Petits Etats Insulaires (PEI) et des responsabilités communes mais différenciées
Les pays de la COSIS sont beaucoup plus vulnérables face aux conséquences du dérèglement climatique qui les toucheront en premier lieu et plus durement, menaçant ainsi la capacité de leur population à y résider et à y prospérer.
Le Premier Ministre de Tuvalu, Kausea Natano témoigne devant le tribunal : « Nous sommes des peuples de l’océan et nous sommes particulièrement vulnérables aux changements du milieu marin ». De fait, ces populations souffrent déjà et continueront de souffrir des effets cumulés des conséquences du changement climatique entraînant leur déplacement, la disparition de leurs moyens de subsistance et leur mort. La COSIS insiste ainsi sur le caractère vital de cette procédure : « La portée de toute interprétation des articles 192 et 194 relatifs au dérèglement climatique aura un impact direct sur la survie de ces Etats parties. Une telle interprétation doit donc intégrer le consensus scientifique sur la vulnérabilité particulière des PEI. »
L’accent est également mis sur les obligations plus grandes des pays développés qui ont davantage contribué au dérèglement climatique et disposent de capacités plus grandes à agir. C’est le principe de responsabilités communes mais différenciées qui met en lumière la situation doublement injuste des PEI qui ont le moins contribué au dérèglement climatique mais sont les plus durement affectés par ses conséquences.
L’avis consultatif, un outil pour la coopération international
L’avis consultatif menacerait-il l’ordre diplomatique mondial ? C’est une critique récurrente lorsque l’intervention des juridictions internationales se fait dans les domaines habituellement réservés au monde diplomatique. Cette critique est notamment apparue dans les soumissions écrites de certains Etats. Les recours judiciaires ne seraient pas une bonne stratégie car ils iraient à l’encontre du travail diplomatique tout comme les générations futures. Le COSIS y répond très sérieusement par l’intervention de l’ambassadeur Eden Charles expliquant que le travail diplomatique pour accompagner ces avis consultatifs a été sans précédent. Le vote par consensus à l’Assemblée Générale des Nations Unies le 29 mars 2023 a permis à de nombreuses reprises lors des audiences de légitimer la demande des requérants. « L’avis consultatif et sa demande permettront d’élargir, plutôt que de restreindre, le débat et les négociations internationales sur le changement climatique. »
De plus, comme le rappelle mardi après-midi l’intervention du Docteur Conway Blake, la Convention de Montego Bay et sa partie 12 – sujet de l’avis consultatif -, fait de multiples références au devoir de coopération internationale.
La « Constitution de l’océan », un texte dynamique et évolutif en phase avec la science
Rédigée de manière volontairement vague et imprécise pour permettre une souplesse du texte en fonction des évolutions du monde, il est temps pour la « Constitution de l’océan », d’intégrer les dernières avancées scientifiques. « Le régime de la convention ne peut pas rester calcifier ou statique » martèle Madame Okawa. Preuve en est le texte même de la convention qui dispose de plusieurs mécanismes lui permettant de s’adapter aux circonstances. En effet, « l’intention des Etats parties n’était manifestement pas de limiter la portée de la convention à l’état du monde tel qu’il était en 1982 ». Au contraire, en tant « qu’instrument évolutif », une mise à jour de la convention est nécessaire à la lumière des nouvelles données scientifiques et des évolutions du régime climatique mondial. Cette conception dynamique du droit, nécessaire pour faire face aux menaces existentielles, fait échos aux travaux les plus récents dans le domaine juridique comme par exemple l’épistémologie juridique dynamique développée par Emilie Gaillard.
Les articles 192 et 194 au coeur des discussions
Prévoyant des obligations simples et générales à savoir de protéger et préserver l’environnement marin et de prévenir, réduire et contrôler la pollution marine, les articles 192 et 194 ont été au cœur des discussions pour clarifier l’étendue de ces obligations.
« Les Etats ont l’obligation de protéger et préserver l’environnement marin » (article 192). Cela semble assez clair et d’après Madame Webb, les exposés écrits des États parties et des organisations internationales traduisent un consensus sur ce contenu. Néanmoins, certaines divergences existent quant à l’articulation entre les obligations au titre de cet article et les engagements pris par les Etats dans la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique et l’accord de Paris. En réponse à cela, le COSIS affirme que c’est le rôle du Tribunal d’évaluer la conformité eu égard au sens de la convention et des meilleures données scientifiques disponibles.
Pr. Thouvenin revient quant à lui sur l’article 194. D’après lui, « Son texte est clair pour peu qu’on le lise de bonne fois. Il impose aux États des obligations directes et immédiates que l’on peut considérer comme sévères.» Ainsi, cet article oblige les Etats à concevoir et adopter toutes les mesures objectivement nécessaires pour réduire et maîtriser les émissions de GES. Il insiste sur le sens des mots : « toutes les mesures nécessaires ». Pas « certaines », pas « une », « toutes les mesures nécessaires ». L’article 194 oblige également les Etats à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher les pollutions transfrontières et en haute mer. Enfin, ces mesures doivent nécessairement viser toutes les sources de pollutions des milieux marins. Pas « certaines » sources, pas « les sources les plus graves », « toutes les sources », y compris donc les émissions de GES anthropiques.
Un nécessaire harmonisation de l’ordre juridique international sur les questions climatiques
Cette initiative participe également à un effort nécessaire d’harmonisation de l’ordre juridique international sur les questions climatiques. Cela renvoie à la fois à une forme de coopération entre Etats pour harmoniser leurs réglementations mais répond également à une approche systématique d’intégration et d’harmonisation en droit des traités afin d’éviter des obligations contradictoires et de s’assurer de leur compatibilité et complémentarité. Ce processus d’harmonisation n’a rien d’anecdotique et est même crucial : « Si les États adoptent des normes contradictoires, la communauté internationale faillira » souligne le docteur Conway Blake. L’insistance sur ce point semble également répondre à la critique de certains Etats jugeant inutile, voire incompatible, une nouvelle interprétation de la Convention au regard du régime juridique climatique dors et déjà existant (la CCNUCC et l’Accord de Paris). Pour la COSIS, la réponse est claire : la convention n’exclut pas et ne doit pas exclure le régime climatique mondial. Au contraire, tout comme il existe des synergies entre les océans et le climat, il en existe entre la Convention et le régime du droit climatique.
Une initiative soutenue et suivie par la jeunesse
Le COSIS a souhaité souligner « le rôle de premier plan joué par la jeunesse dans l’appel à la justice climatique » dans le discours de Naima Te Maile Fifita clôturant la fin de la première matinée. En effet, la jeunesse du pacifique (Pacific Islands Students Fighting Climate Change, dont un des mentors Antonio A. Oposa est membre de la Chair Normandie pour la paix) et du monde entier (World’s Youth For Climate Justice) sont à l’initiative de l’avis consultatif devant la Cour Internationale de Justice.
Tout comme les générations futures, la jeunesse permet d’insister sur la gravité et l’urgence de la situation. Les jeunes et leur attention toute particulière à l’égard de ces avis consultatifs permettent de souligner encore une fois la responsabilité morale qui incombe aux juges.
AUTRICES :
- BIDAUBAYLE Altynaï, étudiante dans le grade master “Générations Futures et Transitions Juridiques” de Sciences Po Rennes, chargée de campagne française pour World’s Youth For Climate Justice. Mémoire de recherche 2022-2024: “Le contentieux climatique : limites et opportunités pour la justice transgénérationnelle”
- COUCHENE Lolita, étudiante dans le grade master “Générations Futures et Transitions Juridiques” de Sciences Po Rennes, chargée de campagne française pour World’s Youth For Climate Justice. Mémoire de recherche 2022-2024: “Approches décoloniale et transgénérationnelle du droit à la paix”