“ITLOS will speak first” (2) : le Gardien de l’océan à l’épreuve

Entre compétence et droit applicable, le Gardien de l’océan à l’épreuve

À l’issue des deux premiers jours d’audiences dédiés aux arguments du requérant, la COSIS ou Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international, s’est ouvert un défilé de contributions de la part de différents Etats parties à la Convention.

Lors de la première semaine d’audience, 18 pays ont pu soumettre leurs exposés oraux devant les juges. Il conviendra de faire un premier état des lieux autour des arguments développés en réponse à la COSIS et à sa requête, en s’attardant notamment sur les positions d’oppositions, les points de tensions majeurs et les perspectives nouvelles proposant par exemple une prise en compte accrue des droits humains dans l’interprétation du Tribunal. Ces remarques seront à même d’évoluer au regard des nouveaux éléments qui seront apportés lors de la deuxième semaine d’audience. 

Une procédure contestée par quelques Etats

La compétence consultative du tribunal ne fait pas débat pour la grande majorité des Etats, qui, pour la plupart, ont salué l’importance de cet avis ainsi qu’invité respectueusement les juges à interpréter la Convention au regard des questions qui leur sont soumises. Toutefois, malgré un large consensus, chaque État a pris le temps de revenir sur les questions de la compétence et de la recevabilité des questions de la COSIS avant d’en venir au fond de l’affaire. En effet, deux pays, l’Inde et la Chine, se sont frontalement opposés à la compétence consultative du Tribunal international du droit de la mer (TIDM). Tous deux reprochent notamment que cette compétence lui soit attribuée uniquement dans le Règlement et non directement dans ses Statuts. L’article 21 du Statut leur a néanmoins souvent été opposé puisqu’il confère compétence au TIDM pour les différends entre Etats parties ainsi que   « toutes les fois que cela est expressément prévu dans tout autre accord conférant compétence au Tribunal ». En cela, le règlement est une source légitime qui attribue une compétence consultative au tribunal, et cette dernière a d’ailleurs été rappelée dans ses deux autres avis consultatifs. Plusieurs États demandent ainsi explicitement au Tribunal de saisir cette occasion pour affirmer une nouvelle fois sa compétence.

Quant à la recevabilité des questions soumises au tribunal, celle-ci fait aussi débat, bien que là encore, la majorité des Etats soutiennent la demande de la COSIS. En plus de la Chine et de l’Inde, l’Arabie Saoudite soutient   « les sérieux doutes » à propos des questions décrites comme   « peu claires », et suppose que celles-ci iraient au-delà des compétences consultatives du Tribunal. En effet, une des raisons pour laquelle cette recevabilité pose réellement question est un avis rendu en 2015 par le TIDM lui-même dans lequel il convient qu’un refus de rendre un avis consultatif peut être motivé    « si les questions présentées au Tribunal impliquent nécessairement une prise de position sur les droits et obligations d’États tiers ». 

Cependant, en raison de l’importance de la question, la majorité des Etats s’accorde à dire que cela ne constitue par une des   « raisons décisives » visées dans ladite décision, qui devrait motiver un refus de réponse de la part du tribunal. C’est toutefois sur ce motif que l’Argentine accepte la recevabilité des questions, mais refuse a priori toutes les obligations qui pourraient lui être imposées. 

La réponse que rendra la TIDM permettra de trancher ces nouvelles questions de procédure. Certains Etats, comme l’Allemagne, ont rappelé que cet avis était d’une trop grande importance pour ne pas être rendu. Il semble donc peu probable que les juges s’auto-sabordent. 

Un constat préalable essentiel : les émissions de GES sont-elles des « pollutions marines » ?

Démontrer que les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine anthropiques sont des pollutions marines est l’un des points crucial de l’argumentaire de la COSIS permettant d’en tirer des obligations au titre de la Convention. En effet, une grande majorité de pays s’est prononcée en faveur de cette interprétation conforme au consensus scientifique. Pour beaucoup, comme le Portugal par exemple, il s’agit de mettre les faits scientifiques au cœur du débat. Ils appellent ainsi le Tribunal à rendre son avis et formuler ces obligations en concordance avec la science. Le Professeur Sands, représentant de Maurice, va même plus loin en scandant : « Si le Tribunal ne devait faire qu’une seule chose, ce serait, dans cet avis consultatif, de consacrer la place centrale de la science dans la Convention ».

La Chine et l’Inde s’opposent néanmoins à ce constat consensuel, arguant que la qualification des émissions anthropiques de GES comme « pollution du milieu marin » n’est ni conforme à la pratique internationale universelle ni au régime de la Convention cadre des nations unies pour le changement climatique (CCNUCC), et ferait « abstraction du caractère indispensable des GES et de leurs émissions anthropiques pour la survie et le développement de l’humanité ». De plus, tout comme l’Australie, ils estiment que, même sans nier le caractère nuisible des émissions de GES sur le milieu marin, une méthode d’interprétation évolutive de la Convention ne saurait aller au-delà de l’intention initiale des États Parties. Une façon, comme l’Australie l’affiche ouvertement, d’éviter « d’analyser des obligations qui découlent de cet article [114] concernant les GES ».

La définition d’une convention-cadre est-elle dynamique ? 

D’un côté, la volonté de la COSIS, et des pays qui la soutiennent, est de voir dans le Tribunal international du droit de la mer un   « gardien de la Constitution des océans », se reposant sur la Convention pour interpréter de manière dynamique les obligations des Etats au regard des nouveaux défis que représente le changement climatique. Au contraire, pour d’autres Etats, l’Australie notamment, la convention-cadre devrait plutôt se caractériser par son incapacité à intégrer les nouveaux défis, laissant aux Etats parties le choix de s’accorder sur des nouvelles règles les concernant. Le cas échéant, une position du tribunal sur ces nouvelles obligations, qui n’était pas prévue lors de l’écriture du texte, reviendrait à légiférer à la place des Etats. D’après cette vision, le régime climatique spécifique de la CCNUCC et de l’Accord de Paris sont le résultat de ces nouvelles règles fruits de   « difficiles négociations » par les Etats pour traiter des obligations et engagements liés au changement climatique. 

Ces deux visions opposées donnent une importance particulière à la réponse du Tribunal qui, s’il tranche en faveur d’une interprétation dynamique de la Convention, permettra peut-être à un concept comme l’épistémologie juridique dynamique de se développer davantage en droit international de l’environnement. 

Droit de la mer et droit climatique : entre exclusion, complémentarité et insuffisance des obligations

L’un des points de tension majeure identifié par les pays sur lequel le Tribunal devra trancher est celui de la relation entre la Convention et le droit international relatif au changement climatique, notamment la CCNUCC et l’Accord de Paris. Si pour certains les deux régimes sont complémentaires et doivent s’éclairer mutuellement dans la mesure où les obligations sont compatibles, pour d’autres, seul prévaut le régime climatique. Enfin, certains estiment que ce dernier doit être pris en compte mais dépassé car insuffisant pour répondre aux obligations au titre de la Convention. Ce point central de la réflexion qui a commencé à être exploré par les Etats, continuera d’être débattu tout au long des audiences. 

La position de la COSIS sur ce point est claire : si l’Accord de Paris et la CCNUCC sont nécessaires à l’interprétation des obligations de la Convention, il n’en demeure pas moins que ces régimes sont des instruments indépendants et distincts qui imposent des obligations indépendantes et distinctes. Les obligations au titre de la convention ne peuvent donc pas « s’éteindre, être remplacées ou limitées par les dispositions de la CCNUCC et de l’Accord de Paris ».

Le risque identifié et dénoncé par l’Arabie Saoudite est qu’une telle interprétation pourrait « ouvrir la porte à un règlement obligatoire des différends par des tiers sous le régime de la Convention concernant des obligations découlant de la CCNUCC et de l’Accord de Paris ». Une vision qui coïncide avec celle de la Chine pour qui le droit international du changement climatique est fondamental et prime dans la lutte contre le changement climatique. Par conséquent, la Convention devrait jouer un rôle subsidiaire et ne pas imposer aux États des obligations de réduction des émissions de GES incompatibles avec le régime de la CCNUCC. Une conclusion partagée par l’Australie.

Le Chili, à contrepied de cette position, estime au contraire que lorsque les obligations fixées par la CCNUCC et l’Accord de Paris sont insuffisantes ou inappropriées pour faire face aux conséquences du changement climatique sur l’océan, les obligations au titre de la Convention s’imposent. Un point de vue martelé par Maurice et la Nouvelle-Zélande qui considèrent les obligations découlant du régime climatique comme une norme de comportement “minimale” pour les États Parties à la Convention. Convention qui ne peut pas être séparée du reste du corpus de droit international et qui au contraire doit prendre en compte bien plus que la CCNUCC pour formuler ses obligations.

Éviter le piège de l’interprétation restreinte

Certains États parties ont alerté sur l’écueil d’une interprétation restreinte de la Convention. D’après l’article 293, le Tribunal peut appliquer dans la procédure consultative « les dispositions de la Convention et les autres règles du droit international qui ne sont pas incompatibles avec celle-ci ». Concernant cette affaire, il y a donc un risque que le tribunal restreigne son interprétation au régime juridique climatique en vigueur. Or, comme le souhaitent certains pays, l’interprétation peut et doit rester ouverte. Comme le Guatemala l’explique : « Le Tribunal peut interpréter la partie XII de la Convention à la lumière d’autres règles du droit international. Ces autres règles sont soit celles qui figurent dans d’autres traités, dans le droit coutumier international ou dans les principes généraux du droit ».

Ainsi, le principe de précaution et les responsabilités communes mais différenciées ont souvent été cités comme nécessaires à l’interprétation des juges concernant les obligations des Etats parties en vertu de la Convention du droit de la mer. D’autres États vont même plus loin et évoquent les conventions régionales, le droit des peuples autochtones, ainsi que les droits de la nature. Un certain nombre de pays soutiennent notamment l’idée que les droits humains puissent jouer un rôle clé dans l’interprétation des obligations.

La pertinence des droits humains pour l’interprétation des obligations de la Convention

Outre l’ouverture à d’autres régimes de droits internationaux et régionaux, il convient de souligner la proposition partagée par plusieurs pays de prendre en compte le droit international des droits humains dans l’interprétation de la Convention. Le Chili est le premier pays à faire cette demande dans sa contribution orale arguant que « les effets nuisibles du changement climatique affectent le droit humain à l’autodétermination de la totalité de la population des petits États insulaires ». En effet, le droit à l’autodétermination exige la pleine jouissance de droits subsidiaires sans lesquels il ne peut être réalisé, à savoir les droits à la vie, à la santé, à la sécurité, à l’alimentation et les droits culturels. Droits dont la jouissance est dors et déjà compromise pour les populations des petits Etats insulaires du fait des conséquences du dérèglement climatique comme l’élévation du niveau de la mer ou l’acidification des océans.

La Micronésie adhère à cela et va même plus loin en développant des arguments autour des droits de la nature et du droit des peuples autochtones. En effet, les atteintes aux territoires traditionnels, notamment côtiers représentent également une atteinte à la jouissance des droits collectifs de ces peuples. Outre les atteintes préjudiciables, la Micronésie propose de non seulement prendre en compte les meilleures connaissances scientifiques disponibles, mais également les connaissances traditionnelles et pertinentes des peuples autochtones, pratique dors et déjà reconnue par le GIEC, dans la formulation des obligations. Nauru quant à lui s’attarde sur des jurisprudences d’affaires relatives à la pêche, faisant le lien entre ressources de subsistance, droits humains et obligations au titre de la Convention affirmant ainsi « qu’il est impossible que le droit de la mer et donc la Convention admette que les activités des États pollueurs, qui ont pour effet de menacer les moyens de subsistance des populations des petits États insulaires en développement, puissent être licites au regard des dispositions de la partie XII de la CNUDM ».

Le cœur du débat reste néanmoins l’interprétation des obligations au titre de la Convention sur laquelle les Etats s’opposent entre obligations de comportement ou de résultats et sur les conséquences en termes de responsabilités en droit international que cela impliquerait. Loin d’être tranchées, les positions des représentants régionaux comme l’Union européenne ou l’Union africaine la semaine suivante pourraient être décisives.

AUTRICES :  

  • COUCHENE Lolita, étudiante dans le grade master “Générations Futures et Transitions Juridiques” de Sciences Po Rennes, chargée de campagne française pour World’s Youth For Climate Justice. Mémoire de recherche 2022-2024: “Approches décoloniale et transgénérationnelle du droit à la paix
  • BIDAUBAYLE Altynaï, étudiante dans le grade master “Générations Futures et Transitions Juridiques” de Sciences Po Rennes, chargée de campagne française pour World’s Youth For Climate Justice. Mémoire de recherche 2022-2024: “Le contentieux climatique : limites et opportunités pour la justice transgénérationnelle

(1) Demande d’avis consultatif présentée par la Commission sous-régionale des pêches (avis consultatif) (Tribunal international du droit de la mer, affaire n° 21, 2 avril 2015)

(2) Emilie Gaillard. La forge numérique. (2023, 25 mai). L’épistémologie juridique dynamique, une pensée en mouvement pour animer les possibles juridiques. [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/144361

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