Le tissage de la justice transitionnelle et les droits territoriaux des peuples autochtones en Colombie
En Colombie, durant les négociations entre la guérilla des FARC et le gouvernement (2012-2016), les organisations autochtones, afrocolombiennes et rom se sont imposées pour faire adopter un « chapitre ethnique » dans le texte de l’accord de paix, et affirmer leurs droits collectifs, et en particulier leurs droits à la terre et à une réparation différenciée.
L’incidence de ces mouvements est fondamentale pour la construction d’une société durable intégrant les concepts profonds et pluriels de la paix, comme l’idée de la paix avec la Terre, ainsi que les droits de la nature et des générations futures.
L’Observatoire des droits territoriaux des peuples autochtones du Secrétariat technique de la Commission Nationale des Territoires Autochtones (CNTI), la Chaire d’Excellence Normandie pour la Paix (CNRS/Région Normandie /Université de Caen/MRSH) et le pôle Bogota de l’Institut des Amériques (IdA), ont ainsi choisi d’aborder ces questions lors de deux wébinaires. Pensés comme des échanges interculturels, ils se sont déroulés selon la méthode des « dialogues de savoirs » organisés par la CNTI.
Le premier webinaire, intitulé « Paix, environnement et droits de la nature dans le post-accord de paix colombien », s’est tenu le 21 juillet 2021. La session a été modérée par Luis Miguel Gutierrez, Docteur en Droit public de l’Université de Toulouse et introduite par Laetitia Braconnier Moreno, coordinatrice du pôle Bogota de l’IdA, et Victor Tafur, directeur de la Diplomatie environnementale de l’Université de Pace à New York. Ce dernier a fait part de la pertinence, pour la Chaire Normandie pour la paix qu’il représente, d’étudier la justice transitionnelle au prisme des évolutions normatives internationales pour la protection de l’environnement et de la reconnaissance des droits de la nature.
L’ensemble des participants sont partis d’un constat commun : la désillusion ayant fait suite à la signature de l’Accord de paix colombien de 2016 concernant les droits des populations rurales, principales victimes du conflit armé. Ont notamment été soulignés les manquements du gouvernement à l’heure de mettre en œuvre le chapitre ethnique intégré dans l’Accord de paix. Luis Miguel Gutierrez a en particulier interrogé les invités sur le processus de restitutions des terres mis en place par la Loi 1448 de 2011, présentant de faibles résultats, a fortiori dans la restitution des terres aux peuples autochtones déplacés (Décret-loi 4633).
Julio César Estrada, membre du peuple Guanamo, est conseillé de l’OPIAC, organisation pour les droits des peuples autochtones d’Amazonie. Il a déploré, à travers différents exemples et particulièrement la déforestation croissante, que les droits de la nature, au cœur de la « loi d’origine » des peuples, ne soient pas respectés. Il a toutefois précisé la reconnaissance par la Juridiction spéciale pour la paix de ces droits spécifiques, et les acquis obtenus suites aux mobilisations ethniques en termes d’articulation entre les instruments de justice transitionnelle et les systèmes de justice autochtone. Il a indiqué que, dans la recherche des personnes disparues pendant le conflit, par exemple, les dimensions spirituelles et culturelles des atteintes subies par les familles doivent être prises en compte par les institutions responsables.
Camilo Niño, membre du peuple Arhuaco, écologue et titulaire d’un master en développement rural, a insisté sur le fait que les droits territoriaux renforcés par l’Accord de paix sont en grande majorité restés lettre morte. Selon lui, « la conservation n’est rien de plus que des pratiques traditionnelles conformes au savoir traditionnel des peuples autochtones et de ce que l’on traduit par « loi d’origine » ». Après avoir mis l’accent sur le retard institutionnel de constitution et formalisation de nombreux territoires autochtones, il a expliqué l’importance de cette formalisation en termes de sécurité juridique pour ces propriétés collectives, et démontré comment cette sécurité juridique est fonction d’une plus grande conservation des territoires.
En tant que Secrétaire technique de la Commission nationale des territoires autochtones, Camilo Niño établit également un lien de causalité entre l’absence de formalisation des territoires à protéger, l’augmentation de l’octroi d’autorisations permettant la déforestation, et les assassinats des leaders autochtones. En effet, ces assassinats augmentent là où la déforestation augmente également. Les chiffres qu’il dénonce sont accablants : Plus de 350 leaders autochtones ont été assassinés après la signature de l’Accord de paix fin 2016. Entre autres mesures à mettre en place, il demande au gouvernement de signer d’urgence l’accord d’Escazú pour la protection des
défenseurs de l’environnement.
Émilie Gaillard, coordinatrice générale de la Chaire Normandie pour la Paix, quant à elle, fait mention du caractère démultiplié des violences subies par les peuples autochtones et la mémoire transgénérationelle des violences passées. Elle évoque l’importance d’une justice transitionnelle qui intègre pleinement la restitution des terres
aux communautés autochtones et la nécessaire reconnaissance de la propriété collective. Parmi les pistes à suivre pour une justice transitionnelle « environnementalisée », elle mentionne l’éducation à la paix environnementale et
l’instauration à l’heure du post-conflit d’une agriculture respectueuse de l’environnement.
Elle invoque des exemples venus d’autres pays dans lesquels les peuples ont réussi à obtenir la constitutionnalisation de sites sacrés et la sanctuarisation des forêts.
Elle en appelle à un changement de paradigme, pour sortir de « la surcapitalisation de la terre » et réaliser une transition vers un État de droit respectueux de la diversité naturelle et culturelle et décolonisé. Et conclut en affirmant le soutien de la Chaire Normandie pour la Paix à l’initiative pour la création d’un rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits des défenseurs environnementaux.